dimanche 1 avril 2007

Article Cassandre "L'homme en chantier"

Article « L’homme en chantier », Par Annabelle Weber, Collaboratrice de Cassandre, paru dans Hors Série Cassandre / Horschamps, Les Hors champs de l’art « L’art en difficultés, psychiatrie, prisons, quelles actions artistiques ? »

L’homme en chantier


Il est des lieux où l’on se sent, selon l’expression d’Alfred Jacquard, « frères en humanitude ». L’atelier théâtre animé au Centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre par le comédien et metteur en scène Philippe Guérin est l’un d’entre eux. Depuis dix ans, il s’investit au sein de cette institution unique, où il travaille aujourd’hui plus particulièrement avec les résidents du centre d’accueil. Ces personnes qui, dans leur majorité, traversent de grandes difficultés, tant économiques que sociales, explorent des œuvres classiques et contemporaines pour y trouver des éléments de résonances avec leur propre vécu. Le théâtre se voit ici mis au service d’une reconstitution de soi.

Le Cash : une institution originale et hybride
En 1874, le département de la Seine fait construire une maison de répression à l’écart du bourg, au nord du territoire. Ce sera la Maison départementale de Nanterre, achevée en 1887. « Dépôt de mendicité », elle accueille les détenus condamnés pour mendicité ou vagabondage, notamment ceux transférés de la prison de Saint-Denis devenue vétuste. Elle reçoit aussi des femmes enfermées par « voie de correction paternelle » et des indigents hospitalisés.
Elle perd sa fonction carcérale après son classement en 1907 parmi les hôpitaux susceptibles de recevoir des infirmes bénéficiaires de l’assistance obligatoire, pour devenir un centre d’accueil des indigents auquel seront adjoints une maison de retraite et un hôpital. Rebaptisée en 1989 Centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre (Cash), elle devient un établissement public à caractère social et sanitaire, dont la gestion relève toujours de la préfecture de police et constitue et un cas unique en France.
Le Cash se divise aujourd’hui en trois structures : un hôpital général, une maison de retraite accueillant les anciens résidants de l’établissement et un centre d’accueil. Celui-ci comprend le Centre d’hébergement et de réadaptation sociale (CHRS), le Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada) et le Centre d’hébergement et d’assistance aux personnes sans abri (Chapsa), où sont conduits les SDF recueillis par la Brigade d’assistance aux personnes sans abri de la préfecture de police (Bapsa), par le Samu social, police secours ou les cars de la RATP.
La présence de ces différentes structures fait du Cash de Nanterre une institution originale et sans équivalent. De fait, le Cash n’a en effet jamais appliqué la loi promulguée en 1975 qui institua en France la séparation définitive du médical et du social. Les sans-abri hébergés pour la nuit au Chapsa peuvent bénéficier de soins hospitaliers au même titre que tout citoyen, pratique de moins en moins fréquente dans les hôpitaux publics soumis à des logiques économiques déshumanisantes. Ils ont également la possibilité d’intégrer le CHRS et de s’engager sur le chemin d’une éventuelle réinsertion sociale.

De la prestation de clown au Théâtre des amandiers
Le Cash organise depuis 1993 des activités culturelles et artistiques pour ses résidants. En 1995, Philippe Guérin fut sollicité pour effectuer une prestation de clown dans l’unité de long séjour de l’hôpital. Celle-ci fut chaleureusement reçue, tant par les patients que par le personnel. On lui proposa d’animer un atelier hebdomadaire à la maison de retraite. Il y développa pendant un an un travail de « réactivation de la mémoire » à l’aide d’objets familiers aux personnes âgées. A force de manipulations, il les invitait à faire appel à leur imaginaire pour détourner ces objets de leur fonction initiale. Un éducateur du CHRS qui assistait aux séances proposé d’y faire participer des résidants d’autres secteurs, notamment du CHRS et du Chapsa.
« Par le théâtre, je peux exprimer des choses que je ne peux pas dire ailleurs », déclare Jean-Marc, l’un des participants. Les premières années, Philippe Guérin s’est évertué à leur donner simplement la parole, élément capital pour des personnes en proie à une extrême solitude, et à structurer les propos recueillis pour en faire de courtes situations de jeu.
La ville eut vent de l’atelier et un premier partenariat fut mis en place en 1998 avec la bibliothèque de l’établissement. Des auteurs contemporains furent régulièrement invités au Cash pour y présenter l’une de leurs œuvres, revisitée en parallèle par l’atelier.
A partir d’improvisations, Philippe Guérin invite ses comédiens à établir des relations personnelles entre leurs histoires personnelles et les fictions des auteurs, pour arriver finalement à une création collective inspirée de cette confrontation et présentée en public. Sont ainsi intervenus, entre autres, Ahmed Kalouaz, Jean-Pierre Cannet, Maïté Pinero…
Ces rencontres furent, dans l’ensemble, riches et fructueuses, exception faite d’une expérience malheureuse avec l’écrivain Jean-Claude Grumberg. Celui-ci n’admit pas que l’on dénature son texte et réagit très violemment. Certains participants furent choqués de sa réaction et quittèrent l’atelier pour ne plus y revenir. Erreur de casting ? Mauvaise présentation de la démarche menée par Philippe Guérin au Cash ? Quoi qu’il en soit cette mésaventure fut un énorme échec pour l’atelier et signa l’arrêt des collaborations avec les auteurs. Cependant, comme le signale Philippe, « cette épreuve m’a ramené à une forme de réalité : personne n’est obligé de venir travailler avec les gens du Cash… »
L’atelier poursuit néanmoins son travail. En 2003, le Cash signe une convention avec le Théâtre des Amandiers et la ville de Nanterre, dans le cadre du programme national Culture à l’hôpital. Celle-ci vise, d’une part, à faciliter l’accès des résidants aux spectacles présentés au théâtre et, d’autre part, à permettre la rencontre avec les comédiens. Elle stipule que le travail de l’atelier devra être relié à la programmation du théâtre. C’est avec la pièce Catégorie 1.3 de Lars Noren, mise en scène par Jean-Louis Martinelli, qui venait de prendre ses fonctions de directeur des Amandiers, que ce partenariat débuta. La pièce fut travaillée par les membres de l’atelier, qui en donnèrent leur propre lecture. Ils rencontrèrent les comédiens qui travaillaient à la création de la pièce. Ces entrevues furent l’occasion d’échanges très forts. « Alain Fromager jouait un alcoolique. Dans l’atelier, un homme, alcoolique non repenti, travaillait lui aussi ce personnage. Une relation s’est établie entre eux : ils se sont alimentés l’un l’autre, à parité. »


Le théâtre, instrument de reconstruction de l’humain
L’atelier théâtre du Cash est un espace ouvert, chaque personne peut décider d’y entrer, de le quitter et d’y revenir. Si, aujourd’hui, certains de ses membres sont parvenus à retrouver une autonomie, tous ont rencontré, à un moment de leur vie, des difficultés qui leur ont fait perdre pied et les ont menés au Cash. « Mon but, explique Guérin, est de leur permettre de trouver dans les textes des situations qui seront jouées à partir d’éléments de leur propre vie. »
Une constante du travail théâtral de Philippe Guérin lui fut inspirée par Ariane Mnouchkine, lors d’un stage au Théâtre du Soleil. Il y acquit ce qu’il considère comme un élément fondamental de toute situation théâtrale, et plus largement de la vie : la notion de conflit. « J’invite les comédiens à chercher en eux des choses qui font conflit, qui grattent, afin qu’ils les donnent au personnage. »
Le théâtre n’est autre, selon lui, qu’un instrument de reconstruction de l’être. Le personnel du Cash semble partager cet avis. Des autorisations de rester dans l’enceinte du centre sont accordées aux personnes accueillies au Chapsa et inscrites à l’atelier (les SDF reçus d’urgence au Chapsa doivent théoriquement quitter les lieux au matin).
« Le théâtre est un moyen de faire remonter des choses qui sont à la source des dysfonctionnement faisant obstacle à notre développement. » C’est pourquoi il entretient à dessein la confusion entre le texte et le réel. Les séances s’articulent autour d’improvisations dont la situation de départ émane d’une œuvre. Cette année, l’atelier présentera une création collective inspirée d’un mélange entre le Médecin malgré lui de Molière et Kliniken de Lars Noren, dont l’action se déroule dans un hôpital psychiatrique. Les thèmes sont lourds : exclusion, inceste, folie, altérité, femmes battues… « J’ai une grande responsabilité. Si je lève des lièvres, il faut que je l’assume. Je mets en relation les difficultés avec du symbolique, de l’allégorique, du mythe, afin que la personne décolle de son réel sans pour autant le nier. »
Le travail d’improvisation s’échelonne sur plusieurs mois, à raison de deux séances par semaine. Les paroles fortes formulées par les comédiens sont prises en notes et alimentent l’écriture d’une création originale librement inspirée des pièces ayant servi de base de travail. L’intérêt majeur de cet atelier réside dans le processus de création, et non dans la présentation publique. « On montre la quintessence des moments vécus pendant neuf mois. La présentation n’est qu’une vitrine : on y met le plus beau, le plus douloureux, le plus signifiant. » Mais pour un public qui n’a pas assisté à ce lent processus d’investigation/restitution, le rendu final peut être bien déroutant…
Depuis dix ans, Philippe Guérin e mis en sommeil l’activité de sa compagnie, le Théâtre du Bout du Monde, pour intervenir deux fois par semaine au Cash. « Dans un lieu comme celui-ci, les gens ont des rapports temporels difficiles. Si je m’absente pour partir en tournée, ils perdent leurs repères. » Il n’en éprouve cependant aucune frustration. « Ce travail fonctionne dans la réciprocité. Il me vide, donc il me nourrit. » Un projet plus vaste est à l’œuvre pour bientôt. Il s’articulera autour d’un texte de Tardieu et établira des passerelles entre le Cash et des associations du Petit Nanterre, contribuant à tisser des liens entre les habitants et les résidants. C’est la fonction essentielle de l’atelier théâtre, comme l’explique Emmanuel : « J’étais SDF. Je suis passé par le Chapsa. Ensuite j’ai été hébergé au CHRS. Avec le théâtre, je me suis réouvert au monde. Je me suis resociabilisé. J’ai pu créer des liens. Cet atelier apporte de l’oxygène dans nos difficultés respectives. »

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